A faible dose, la prise d’aspirine diminue le risque que le cancer se répande – ce qu’on appelle des métastases – et le risque d’en mourir. Si cet état de fait est connu depuis environ les années 2010, personne ne savait l’expliquer… Jusqu’à aujourd’hui. Et comme cela arrive régulièrement en science, cette découverte doit beaucoup au hasard.
Une étude sur les métastases qui débouche par hasard sur l’aspirine
« Au départ, nous n’étudiions pas spécifiquement l’aspirine« , remarque Rahul Roychoudhuri, immunologiste spécialiste de l’oncologie à l’université de Cambridge (Angleterre) et qui a dirigé ces travaux publiés dans la revue Nature. A la recherche des facteurs génétiques permettant de réguler les métastases dans le cancer, les chercheurs identifient un gène chez la souris. Nommé ARHGEF1, sa perturbation dans certaines cellules immunitaires réduisait la fréquence des métastases. Ces cellules immunitaires, ce sont les cellules T, des globules blancs (ou lymphocytes de leur nom savant) notamment spécialisées dans la suppression des cellules anormales, comme les cellules cancéreuses.
Attention à ne pas prendre de l’aspirine sans avis de son médecin, alerte Rahul Roychoudhuri, rappelant que ces travaux n’ont pour l’instant été réalisés que sur des souris. « Si la voie TXA₂/ARHGEF1 existe chez l’humain, son importance relative dans les métastases cancéreuses humaines peut différer de celle des souris. Les cancers humains sont généralement plus hétérogènes et se développent sur des périodes plus longues que les modèles murins. » De plus, l’aspirine provoque de nombreux effets secondaires potentiellement importants comme des saignements pouvant aller jusqu’à l’hémorragie ou certains types d’AVC. Enfin, « le moment, le dosage et la durée optimaux du traitement à l’aspirine pour prévenir les métastases chez l’humain restent incertains« , pointe le chercheur, les essais cliniques sur le sujet étant en cours.
« Le lien avec l’aspirine est apparu lorsque nous avons cherché à savoir quels signaux extracellulaires pouvaient activer ARHGEF1 dans les cellules T« , relate Rahul Roychoudhuri. Ils identifient alors la responsable, une molécule libérée par les plaquettes sanguines (qui permettent la coagulation) et nommée thromboxane A2 (TXA2). « Ce fut notre coup de génie, car l’aspirine est connue pour inhiber la production de TXA₂ !«
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Récapitulons, car l’affaire est complexe. En conditions normales, les plaquettes produisent du TXA2 qui parvient aux cellules immunitaires T. En quelques minutes seulement, ce signal active leur gène ARHGEF1, ce qui a pour effet de les désactiver face aux cellules tumorales. « Les plaquettes libèrent une substance appelée thromboxane A₂ (TXA₂) qui dit essentiellement à ces cellules T de ‘se retirer’« , résume Rahul Roychoudhuri. En présence d’aspirine, tout ce système est caduc, car le médicament bloque la production de TXA2. « Cela revient à supprimer l’ordre de ‘mise en veille’, ce qui permet aux cellules T d’être plus actives et plus efficaces pour trouver et tuer les cellules cancéreuses qui se sont détachées de la tumeur d’origine« .
Les chercheurs ont observé les tissus pulmonaires des souris avec une tumeur du sein. A gauche, les souris ont développé des métastases (points noirs) tandis qu’à droite, les souris dépourvues de gène ARHGEF1 n’en ont pas. Crédits : Jie Yang
Cibler les cellules métastatiques au moment où elles sont le plus vulnérables
C’est à ce moment où les cellules cancéreuses se détachent de la tumeur originelle qu’elles sont le plus vulnérables, avancent les chercheurs. « Elles n’ont pas encore établi l’environnement immunosuppresseur protecteur que l’on trouve dans les tumeurs plus importantes« , détaille Rahul Roychoudhuri. D’ailleurs, ARHGEF1 a un impact profond sur les métastases, mais minime sur la croissance des tumeurs primaires établies, ajoute-t-il.
C’est sans doute pour cette raison que la prise d’aspirine aurait les meilleurs résultats avant l’installation des métastases. A faible dose (75 à 300 mg par jour, contre une posologie usuelle de 500 mg à 2 g), elle permet une réduction de 36% du risque de métastases dans les cancers et diminue de moitié la mortalité par cancer sans métastases au moment du diagnostic d’après le Lancet en 2012.
Un effet variable selon les cancers
Ces nouveaux résultats expliqueraient aussi pourquoi l’aspirine n’est pas aussi efficace contre tous les types de cancers. « L’aspirine est particulièrement efficace contre les adénocarcinomes tels que les cancers colorectaux, gastriques et certains cancers du sein et du poumon, mais moins contre d’autres types de cancer« , précise Rahul Roychoudhuri. « Or, de nombreux adénocarcinomes sont connus pour provoquer des réponses des lymphocytes T, et leur processus métastatique implique souvent des interactions avec les plaquettes dans la circulation sanguine. » Si ces travaux se vérifient chez l’humain, ils pourraient permettre la mise au point de traitements plus spécifiques que l’aspirine agissant directement sur le TXA2 ou le gène ARHGEF1.