Veritable « Graal » pour les marins, le Vendee Globe, ce tour du monde en solitaire et sans escale, a commence le 10 novembre 2024. En attendant, tous les participants devront toujours garder un oeil ouvert sur le cap a suivre, et sur leur embarcation soumise aux aleas du vaste ocean. Une attention de tous les instants qui fait du sommeil une question problematique vitale en meme temps qu’un enjeu sportif determinant.
Pour gerer cette question, la plupart des skippers sont accompagnes par des specialistes du sommeil. Le Dr Bertrand de La Giclais est de ceux-la, lui qui s’occupe depuis le debut des annees 1990 du sommeil des navigateurs. Nous l’avons interroge pour mieux comprendre cette problematique du sommeil en mer et comment elle est geree au quotidien.
Sciences et Avenir : Comment s’organise le sommeil des marins ?
Dr Bertrand de La Giclais : Les navigateurs qui se lancent dans une course en solitaire doivent se preparer a un sommeil polyphasique, un sommeil fragmente en plusieurs phases de 10 a 40 minutes maximum. Il s’agit en fait de multiples siestes qui vont se compter au nombre de 3 a 6 par tranche de 24 heures. Le probleme est de leur permettre de recuperer tant au niveau physique que psychique avec ces laps de temps relativement courts par rapport a nos cycles de sommeil sur terre.
C’est-a-dire ?
On distingue deux types de sommeil reparateur : le sommeil lent profond qui joue un role de regenerateur physique et qui s’obtient en condition « normale » au bout de 40 minutes d’endormissement ; et le sommeil paradoxal qui est, lui, un regenerateur psychique et qu’on atteint generalement apres 70 minutes de sommeil. Les navigateurs, malgre les temps tres courts de leur sieste, doivent pouvoir atteindre ces deux types de sommeil pour tenir le coup.
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Gerer « intelligemment » la dette de sommeil
Comment font-ils pour atteindre ce sommeil reparateur en dormant si peu ?
Au bout de 48 heures passees en mer, ils vont accumuler ce qu’on appelle une dette de sommeil. C’est en gerant intelligemment cette dette qu’ils peuvent parvenir a connaitre un sommeil lent profond ou un sommeil paradoxal. L’idee etant de pouvoir dormir peu, mais bien. Car un marin dont les siestes ne seraient pas vraiment reparatrices pourraient rencontrer des problemes.
Pour mieux comprendre ce phenomene, nous avons mene une etude avec Kito de Pavant (un navigateur francais, ndlr) de facon a dresser la carte horaire du bon sommeil : les meilleurs creneaux de repos. On sait ainsi qu’entre 11h et 12h, la sieste n’aura pas grand interet pour permettre au marin de recuperer. C’est egalement le cas a terre d’ailleurs, ou ce creneau n’est pas propice a un vrai sommeil. Il vaut mieux lui preferer celui de 13h-14h par exemple. Ainsi, les creneaux les plus propices a des siestes reparatrices sont dispatches sur l’ensemble de cette carte horaire du bon sommeil.
Mais cette carte horaire peut ne pas correspondre aux aleas d’une navigation soumise aux caprices d’une mer agitee. Que se passe-t-il dans ce cas-la ?
C’est tres juste. C’est pourquoi elle est dressee avec des marges de manoeuvre qui permettent au marin de l’adapter en fonction des conditions rencontrees durant la course. En principe, je donne 6 fenetres de repos au marin par tranche de 24 heures. Il doit en prendre au moins 3 pour ne pas se retrouver dans le rouge.
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Inertie du sommeil et hallucinations hypnagogiques : des risques mortels
Le rouge, qu’est-ce que c’est ?
Ce sont les dangers inherents au manque de sommeil qui deviennent des risques mortels lorsqu’on est seul en mer. Le premier risque, c’est d’etre plonge dans ce qu’on appelle l’inertie du sommeil : on est litteralement happe par le sommeil qui nous fait lacher prise. Les marins vont alors s’endormir pour un cycle normal de 5 a 6 heures durant lesquelles le bateau est livre a lui-meme.
Le second danger est d’ordre psychique. Ce sont les hallucinations hypnagogiques qui resultent d’un manque cruel de sommeil paradoxal. Les marins peuvent avoir des hallucinations tres fortes et tres troublantes. Voir un proche sur le bateau. Voir d’autres bateaux alentours qui n’existent pas. Cela peut meme aller jusqu’au dromadaire pose sur la proue du bateau… Ces visions peuvent litteralement faire perdre la tete au marin. A fortiori lorsqu’il s’agit d’une course en solitaire ou personne n’est la pour s’occuper de lui.
Cette interview a ete initialement publiee le 3 novembre 2014.