L’espérance de vie moyenne des chauve-souris est de 3 à 4 ans, mais certaines espèces peuvent vivre jusqu’à 35 ans, sans développer de cancer. Une capacité jusqu’ici incomprise, et il faut le dire, enviée, puisque ces chauves-souris vivent en moyenne 3,5 fois plus longtemps que ce qui est prédit par leur taille corporelle, selon une étude publiée dans Biology Letters en 2019.
Elles font alors d’excellents modèles pour étudier les secrets de la longévité. Des chercheurs de l’Université de Rochester (États-Unis) ont choisi d’étudier quatre espèces de chiroptères aux défenses anticancers particulièrement aiguisées pour comprendre les mécanismes biologiques en œuvre contre la maladie. Leurs résultats sont disponibles dans la revue Nature Communications.
Le paradoxe de Peto
Toutes les espèces animales ne sont pas identiques face au risque de développer un cancer.
Puisque l’origine d’un cancer est le dysfonctionnement d’une cellule, on pourrait s’attendre à ce que les animaux de grande taille et à longue durée de vie, comme les éléphants ou les baleines, soient bien plus exposés au cancer que les petits animaux à courte espérance de vie. Leurs organismes comptent beaucoup plus de cellules susceptibles de muter au fil du temps, car chaque division cellulaire est associée à un risque de mutations conduisant à une lignée cancéreuse. Au sein d’une même espèce, cela fonctionne, mais à l’échelle inter-espèce, il n’existe aucune corrélation claire entre taille, longévité et risque de cancer, même si la baleine compte beaucoup plus de cellules qu’un être humain.
Cette énigme biologique est appelée « paradoxe de Peto ». Celui-ci suggère que certaines espèces seraient dotées de mécanismes évolutifs particulièrement adaptés contre les cancers, leur permettant de compenser ce risque accru. C’est ce que met en lumière l’étude de 2022 menée sur près de 200 espèces de mammifères en captivité : malgré des variations importantes de mortalité par cancer, la taille et la durée de vie ne prédisent pas ce risque, confirmant ainsi le paradoxe.
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PARADOXAL. Ce paradoxe est, comme tout paradoxe, souvent remis en question. Dans une étude publiée dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) début 2025, des chercheurs britanniques ont examiné les données existantes sur le cancer de 263 espèces animales appartenant à quatre groupes distincts : 31 amphibiens, 79 oiseaux, 63 reptiles et 90 mammifères. Ils découvrent que plus un animal est gros, plus la prévalence de développer une tumeur, maligne ou pas, s’avère effectivement élevée, soit l’exact inverse du paradoxe. Ils trouvent néanmoins quelques exceptions. Parmi elles, l’éléphant, qui possède le même risque cancéreux qu’un mammifère comme le tigre, dix fois plus petit. Mais cela ne remet pas en cause les mécanismes anticancers développés par diverses espèces.
« Il existe trois principaux mécanismes de défense contre les cancers »
Un cancer se forme quand des cellules commencent à se multiplier de manière incontrôlée. Normalement, les cellules suivent des règles strictes : elles se divisent pour remplacer les vieilles cellules, puis s’arrêtent quand ce n’est plus nécessaire. Mais parfois, elles ne se reproduisent pas tout à fait à l’identique. Les erreurs de réplication de l’ADN sont appelées « mutations », et sont plus ou moins dangereuses. À cause de mutations dans leur ADN (provoquées par l’environnement, des erreurs naturelles ou des facteurs héréditaires), ces cellules perdent le contrôle de leur croissance. Elles continuent alors à proliférer, formant une masse appelée tumeur, qui peut envahir les tissus voisins ou se propager ailleurs dans le corps : on parle alors de métastases.
« Il existe trois principaux mécanismes de défense contre les cancers », explique Frédéric Thomas, directeur de recherche au CNRS et au CREEC de Montpellier. La première est de réparer l’ADN mal répliqué avant que la cellule ne devienne cancéreuse. C’est d’ailleurs la technique utilisée par le rat-taupe nu, un petit mammifère aux défenses immunitaires remarquables, qui peut vivre jusqu’à 30 ans, et n’est pas sujet aux cancers.
Une autre technique consiste à empêcher la prolifération des cellules dans l’organisme (les métastases), « on a une tumeur mais on développe des mécanismes pour vivre avec, sans qu’elle ne se propage », précise le chercheur.
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Des cellules faibles mais un système de défense efficace
Le mécanisme retrouvé chez certaines espèces de chauves-souris est le même que celui de l’éléphant : il s’agit d’éradiquer les cellules cancéreuses une fois qu’elles se sont formées. En effet, les chauves-souris sont plutôt mauvaises pour réparer leur ADN. « Chez l’humain, il faut environ cinq mutations dangereuses sur le même gène pour que le cancer commence à se développer. Chez la chauve-souris, il suffit de deux ou trois mutations », confirme Vera Gorbunova, professeure de biologie et médecine à l’Université de Rochester et auteure de l’étude.
Les résultats de son étude montrent que ces chauves-souris possèdent deux copies du gène p53, un gène suppresseur de tumeur, associées à une activité de la protéine p53 plus élevée. De fortes concentrations de p53 dans l’organisme peuvent tuer les cellules cancéreuses avant qu’elles ne deviennent nocives, par un processus appelé apoptose, qui consiste à forcer la cellule à se détruire elle-même.
En revanche, des concentrations trop élevées de p53 sont néfastes, car elles éliminent aussi des cellules saines. Pour compenser, les chauves-souris possèdent un système immunitaire amélioré qui équilibre efficacement l’apoptose grâce à une enzyme, la télomérase. Cette enzyme permet aux cellules de proliférer indéfiniment. C’est un avantage pour le vieillissement, car elle favorise la régénération tissulaire.
« Les chauves-souris possèdent un système immunitaire extrêmement efficace, éliminant de nombreux agents pathogènes mortels. Elles maîtrisent par exemple extrêmement bien l’inflammation et luttent contre les virus et les maladies liées à l’âge », poursuit la chercheuse
L’oncologie comparée appliquée à l’humain
Les éléphants possèdent 20 copies du gène p53, ce qui explique leur extrême résistance aux cancers. A l’inverse, les humains n’en possèdent qu’un seul. Plusieurs médicaments anticancéreux ciblent déjà l’activité de p53 et d’autres sont à l’étude. Les auteurs de ces travaux soulignent néanmoins l’importance de confirmer qu’une augmentation de l’activité du gène p53 constitue une défense efficace contre le cancer chez l’humain ; en l’éliminant ou en ralentissant sa croissance.
« L’augmentation sans risque de l’enzyme télomérase pourrait également permettre d’appliquer leurs résultats aux personnes atteintes de cancer », a ajouté Vera Gorbunova, insistant sur l’importance de nouvelles études sur le sujet. Cette enzyme est étudiée dans le cadre de recherches sur les humains présentant une longévité exceptionnelle afin de découvrir quels gènes et facteurs épigénétiques sont surreprésentés chez ces individus.